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  • Photo du rédacteurA. Piquion

Température ressentie

Température 20°- Ressentie15°

Ce n'est pas un service qu'on nous rend. C'est une idéologie bien connue qui encore s'insinue par cette nouvelle (et déjà ancienne) trouvaille du discours capitaliste (dont Lacan disait qu'il était décidément très "astucieux"). Le "ressenti" devient une valeur, un bien, de surcroit mesurable, qui prend des airs de "petit plus". Toujours plus loin dans le mauvais cynisme, c'est le corps qui est à nouveau instrumentalisé pour éradiquer encore un peu plus la dimension...du corps lui-même. Qui est aussi celle du sujet.


Encore une astuce donc. Elles font souvent l'effet des petits caractères de bas de page engageant une clause déterminante.

 

Sur les mers, on parle de vent apparent. Il est la résultante géométrique du vent et de la vitesse du corps en mouvement. Il peut être utile d'en préciser le secteur (Nord, ou Sud-Est), c'est à dire d'en indiquer une mesure qui revendique son approximation. Que ce secteur soit chiffré (en degré) n'aura aucune incidence supplémentaire sur les conséquences à venir pour le barreur. Celles-ci reposent sur son savoir, c'est à dire son éprouvé, l'épreuve qu'il en aura fait et les conséquences qui auront suivi. Le barreur sait, non parce qu'il énumère les conséquences pseudo-logiques d'un énoncé, mais parce qu'il n'a pas fait l'économie de l'épreuve. On peut connaitre une chanson sans savoir la chanter. On connait les pas, mais on sait danser. "Erst tanzen, dann denken." De la danse fais d'abord l'épreuve plutôt qu'un d'énoncé.


Le vent apparent ne dissimule pas qu'il relève du registre du leurre. De cette apparence, chacun tire les conclusions pour lui-même, dans le mystère qui relit ses sens au sens. Ainsi du savoir, celui du marin en l'occurence. On se serait bien accommodé d'une température apparente. Chacun en aurait tiré ses propres conclusions quant à son éventuel ressenti à venir. L'annonce d'une température ressentie prétend au contraire faire mouche. Elle enjoint au ressentir, valeur actuelle suprême, et par-dessus le marché, au ressentir "selon les pointillés" comme le disait Bashung.

Suivez le mode d'emploi : aujourd'hui, vous ressentirez une température de 15°.


Il faudrait déjà reconnaître que, si je la ressens, c'est bien que je fais l'épreuve de cette température. Et je n'éprouve pas 15 °. J'éprouve du frais, du chaud. L'éprouvé est à la fois précis (je peux le reconnaître quand il se présente à nouveau) et indéfini (je ne peux pas pas le capturer par les mots).


Serons-nous surpris quand une pareille annonce associera un chiffre à notre sensation de faim à venir, au nom de la bienveillante prédiction d'une "faim ressentie" ? Même question pour notre sens tactile du lendemain... la sensation produite par une caresse... par l'eau de mon bain... par l'air ambiant... voilà qui ressemble un peu à la température ressentie, non ?


La rencontre de la discontinuité sensitive du monde est un évènement dont les effets sont incalculables. Rien n'y est mesurable, et il est rigoureusement impossible d'en rendre compte. "Y'a d'l'Un, et rien d'autre " aura lancé Lacan : chaque sujet porte avec lui la dimension énigmatique de l'altérité radicale qui le cause.

 

Cette dimension du sujet, qui est aussi celle du désir, le discours capitaliste veut l'éliminer. Car le sujet du désir n'est pas un bon placement : il sait que l'objet de son désir est provisoire, passager. Il sait que ce "ce n'est toujours pas ça" est un bien qui lui permet de parler, d'aimer, de créer, de travailler. Le corps parlant porte en lui ce mystère commun aux trumains.

Le discours dominant actuel ne le combat plus en le brûlant vif, mais depuis l'intérieur du corps lui-même. Pour commencer cette sape, rien de tel que la langue, en français si bien nommée.


Et nous sommes tout disposés à une certaine complicité (dont l'actualité récente aura montré la parenté avec la docilité). Car, à l'indéfinissable que je suis, cet insaisissable sur lequel j'aimerais bien mettre la main, à la question que je suis, je suis prompt à répondre par la certitude de mes sensations. Du ressenti au sensationnel. J'en conçois un si puissant sentiment d'existence. J'existe, puisque je ressens....ce qui se décline à l'envi : j'existe fort quand je ressens fort, j'existe bien puisque je ressens bien.... et ce ressenti, il m'est proposé de l'évaluer....on va jusqu'à croire en sa possible mesure... c'est si simple, elle relèverait maintenant de l'information....elle s'informatise...

Rien de tel qu'une croyance pour forger des certitudes.

La température apparente est une information possible.

La température ressentie, une manipulation certaine.


Ce que l'individu néolibéral "libre et autonome" ne voit pas, et qui devrait nous amuser si nous n'y étions pas pris nous-mêmes, c'est qu'il se fait le théâtre d'un comble de soumission : faisant de sa sensation, de son ressenti, l'apha et l'omega de l'évaluation de son monde, il forge lui-même l'outil du contrôle permanent qui l'immobilise et le pétrifie. "Libre et autonome", il co-organise une chasse au ressenti dont il est à la fois le chasseur et la proie. Et il paie pour ça.

 


Merci pour votre intérêt !

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