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  • Photo du rédacteurA. Piquion

Salomon qui ne dort pas et le Veau d'or bien debout

  • Moshe, il est deux heures du matin…tu ne dors pas….qu’est-ce que tu as ?

  • Rien…rien…

  • Moshe, il est deux heures du matin…tu ne dors pas….ça fait une semaine que tu ne dors pas…qu’est-ce qui se passe ?

  • Rien…c’est rien…

  • Moshe…

  • Bon…ben tu vois, notre voisin Salomon, et bien je lui dois quelque chose, et je dois le lui donner demain.

  • Bon.

  • Et bien ce quelque chose, je ne l’ai pas.

  • Ah c’est ça….et c’est tout ? attends un peu….Allo, Rachel, oui c’est Sara…oui je sais il est deux heures du matin, mais tu penses bien…si je pouvais faire autrement…dis moi, tu me passes Salomon s’il te plait ? oui…oui…et aux enfants aussi…oui…Allo Salomon, oui, c’est Sara….dis-moi Salomon, Moshe, il te doit quelque chose qu’il doit te donner demain, non ? ….c’est ça…c’est ça …bon, et bien écoute, ce qu’il doit te donner, et ben il l’a pas. Allez, bonne nuit Salomon. Voilà Moshe. Tu peux dormir. Maintenant, c’est Salomon qui dort pas.

 

Le langage humain n’est pas un outil ductile et modulable. Voilà qui semble bien étrange par les temps qui courent. Car la voracité avide et sournoise du discours capitaliste, ses quelques siècles de pratique, ses promesses de satisfaction, son idéologie de pleine jouissance (qui a le culot de se confondre avec le désir…), ses ruses donc, sa structure paranoïaque enfin, font du langage humain un instrument. Un outil de communication, dit-on. On parle de la même façon, et depuis long un moment, de la "maitrise du langage" attendue des enfants. Quelque soit la guirlande dont on pare ce détournement, le langage est aujourd'hui instrumentalisé pour et par l'assouvissement des projets narcissiques les plus désespérés. Et tout y est permis…pourvu que ça mousse.


Le fond de l’affaire, c’est que le langage, nous révèle à notre impuissance sans nous laisser le moindre choix. Il est notre maître, ce que nous avons en horreur.


Soulevons un peu le couvercle de cette bonne blague juive.

Comme Moshe, nous sommes débiteurs d’une dette que nous ne pouvons pas rembourser. Nous devons transmettre à notre voisin, qui est une figure de notre prochain, quelque chose que nous n’avons pas alors que nous l’avons bien reçu. Et c’est à cette transmission que nous nous reconnaissons entre nous, nous les humains. Elle est un fait de parole.

Seulement voilà : notre condition, celle des êtres parlants, nous a toujours déjà précédé. Elle est un toujours-déjà-là dont seul le mythe peut habiller l’absence de commencement. Elle est une forme de don que nous n’avons pas sollicité. Nous sommes bien débiteurs de quelque chose que nous avons reçu sans l'avoir demandé alors qu'il fait notre humanité...


La parole, nous ne la possédons pas. Nous en sommes dotés, presque affublés. Elle nous précède, nous traverse, nous parle et nous joue. La transmettre, c'est en transmettre les lois.

Avec elle, par elle, se transmet notamment l’incomplétude qui est sa marque et structure notre relation au monde. Un il-n-y-a-pas (le rien qui empêche Moshe de dormir). Un il-n-y-a-pas qui prend bien des formes : il-n’y-a-pas de relation immédiate au monde pour nous, les parlants, car le langage est notre (seule) médiation au monde, aux autres, à nous-mêmes. C’en est une. En voici une autre : il-n-y-a-pas de correspondance entre le mot et la chose, entre les mots et les gens, entre les mots et les mots. Nous ne sommes pas les mots qui nous représentent. Cette incontournable médiation nous coupe donc du monde et de nous-mêmes. Une autre forme encore : bien que je puisse éprouver cette coupure, cet écart, il-n-y-a-pas de mot pour la dire.


C’est ce il-n-y-a-pas polymorphe qui nous fait parler encore et encore. Nous parlons pour lui tourner autour, tenter de le toucher, de le saisir, de lui accrocher le mot qui enfin dira le vrai sur le vrai.

La parole fait apparaitre ce lieu, qu’elle cerne en même tant qu’elle nous empêche d'y accéder.


La pratique artistique, l'enseignement de l'école des maîtres, la psychanalyse (la vraie), certaines pratiques ésotériques (la kabbale, l'alchimie), le premier christianisme, nous apprennent pourtant que ce il-n'y-a-pas est la seule chose que nous puissions jamais espérer transmettre.


Transmettre notre condition, c’est donc transmettre, avec et par la parole, le il-n-y-a-pas qui fait parler (Moshe doit rendre ce qu'il n'a pas). C’est par lui que nous parlons et c’est à lui que nous parlons. Nous en répondons autant que nous lui répondons. Nous en sommes bien responsables.

Résumons : nous recevons quelque chose que nous n’avons pas demandé, dont nous sommes pourtant responsables, que nous devons transmettre alors que nous ne l'avons pas puisqu'il est un il-n-y-a-pas, un impossible qui révèle notre impuissance. Non, ça n’est pas très vendeur…


Et c’est bien parce que ça n’est pas vendeur qu’il en faut au-moins-un qui ne dorme pas à cet endroit (Moshe, puis Salomon, qui lui-même refilera le bébé, à n’en pas douter). Ne pas dormir à cet endroit, c'est prendre un tour de garde pour veiller sur la faille, le il-n-y-a-pas, se souvenant qu’il ne peut pas être comblé. Le mot ne pourra jamais embrasser la chose, en faire le tour, encore moins la créer. Il tient sa valeur de sa seule différence. Il n'est qu'un mot, celui que le mot d'à côté n'est pas.

De mot de la fin, point.


Il faut donc qu’au-moins-un veille au bon béant de la béance pour qu’elle ne cède pas aux sirènes de la complétude, de l’identité enfin atteinte, de la boucle enfin close. Il n’y a pas de totalité pour l’être parlant.

Il ne peut pas y en avoir : la parole nous éloigne de toute prise totale sur le monde.

Et il ne faut pas qu’il y en ait, la totalité étant du même coup le lieu où s’abolit la parole, avec elle l’être parlant, qui est l’être humain. De très nombreux récits tournent autour de cette nécessité paradoxale.

Le Veau d’or est toujours prompt à se dresser. Et il est aujourd’hui bien debout : pour ne rien savoir de l’impossible que nous recevons et qui soutient notre condition, nous sacrifions à mille dettes imaginaires sur les autels dressés par les blanches mains du discours dominant (capitaliste). A la responsabilité de ce que nous n’avons pas choisi, cet en-moins, ce il-n’y-a-pas qui fonde notre humanité, se substitue l’illusion d’une possible adhérence au monde qui fonderait un pouvoir humain nouveau, enfin accessible. C'est à cette fin quasi religieuse et totalisante que le langage est instrumentalisé. Le mot peut enfin se confondre avec la chose qu'il crée. Bienveillance, culpabilité, genre, sanitaire, sobriété, minorité, planète, innovation, auto-détermination, transition.....sont parmi les nouvelles idoles d'un culte obscur, celui d'un monde en deux dimensions, un monde sans le il-n'y-a-pas de la parole.

Un monde paranoïaque.


La dette symbolique ne peut pas se rembourser. Il faudrait pour cela remonter à une origine... S’en acquitter, en accepter la responsabilité, c’est la prendre à son compte pour la transmettre, elle et son il-n-y-a-pas, tout deux indissociables de notre condition. C’est une dette dont on s’acquitte vers l’avant, en l'endossant. C'est-à-dire en se faisant sujet de la parole. Celui qui prend le risque de découvrir sa propre parole, celui qui l’aura soutenue, elle et l’impossible qui la structure, celui-là sait désormais qu’elle est l’écrin du désir qui le bouge alors même qu’il ne parviendra jamais à le dire. Celui-là aura transmis le il-n-y-a-pas qui nous afflige et fait nos possibles. Celui-là aura acquitté sa part de notre dette symbolique.


Transmettant le il-n’y-a-pas qui structure la parole et fait le désir propre aux humains, il aura donné ce qu’il n’avait pas (un il-n-y-a-pas) à quelqu’un qui n’avait rien demandé. Une définition de l’amour, selon Lacan. L'amour désintéressé. Agapé.

Pourvu qu'au-moins-un ne dorme pas.



Merci pour votre intérêt !

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