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Photo du rédacteurA. Piquion

L’organisation d’une confusion



Language….langue…langage… Les fils ne manquent pas de se présenter qui mènent à une même bobine : celle de la déliquescence de la langue adossée à l’instrumentalisation du langage.


Pour attraper l’un de ces fils, une anecdote.

Un très grand nombre d’applications digitales invitent aujourd’hui leurs clients à choisir la langue dans laquelle ils souhaitent accéder aux services proposés. Nous avons bien voulu croire un temps au mouvement philanthropique d’une Jérusalem numérique mais c’est la grande Babylone marchande qui nous a bien vite sauté au visage. Rien de nouveau.

Mais voici l’anecdote et son fil :

Un employé, zélé et sympathique, m’oriente récemment sur le portail de l’application de son entreprise, implantée aux Pays-Bas. Le menu par défaut est réglé en Globish. L’employé me propose donc d’en changer « le langage ». Comprenant qu’il ne s’agissait sûrement pas du langage informatique qui présidait à l’exploitation du dispositif (et par lequel lui et moi étions - inégalement - exploités…), j’en déduis qu’il parle de la langue dans laquelle le menu se déploie. Son index me fait alors remarquer qu’il s’agit bien du « language » que son mauvais accent, dont il s’excuse, prononce « langage ».... " Mais comme c'est le même mot en Français..." conclut-il.

Mon interrogation sur la langue avait pris à ses oreilles l’ironie sarcastique et méprisante d’un mot d’esprit de classe. Nous échangeons un sourire ou deux. Nous sommes quitte.

Il est bien évident que l'employé du début de ces lignes n'a pas décidé de confondre langue et langage au motif d'une homophonie forcée. Il est tout aussi évident qu'il n'y a pas de malveillance personnifiée derrière les entrées du menu Globish de l'application. Ainsi des idéologies. Elles sont impersonnelles. Le sujet est tenu par le discours qu'il pense tenir.


Ceci étant posé, revenons à notre anecdote. Derrière la fausse homophonie langage-language disparait...la langue. Non seulement le signifiant particulier qui trouve son équivalent en anglais dans language, en allemand dans Sprache, en néerlandais dans taal, langue, mais aussi la langue elle-même, une matérialité du langage, c’est à dire la dimension de la parole.


Il faut faire ici attention. Des mots disparaissent en masse. Ainsi de la vie des langues. Mais l'axiome selon lequel « je pense avec les mots que je me donne » est un écran de fumée. Nous ne voulons pas (sa)voir que les mots nous viennent toujours déjà de l’Autre. Pour éviter ce terme lacanien qu’il est commode de moquer (et pour cause…), disons que les mots nous parviennent du fond des âges en passant par les corps de nos proches pour, finalement, traverser les nôtres vers nos continuateurs. Ils sont aussi fonction des géographies, des démographies, des topographies, des frontières, des climats...et s'inter-définissent entre eux. Sans nous !

Bref, nous sommes toujours déjà parlés par une matérialité autonome que nous ne choisissons pas et qui pourtant nous traversent. Ainsi donc pouvons-nous rectifier l’énoncé précédent vers sa version non frelatée : « je pense avec les mots qui me sont donnés ». Et ce n’est plus du tout la même chanson.


L’élaboration de la novlangue d’Orwell fait disparaitre des mots autant qu’elle en crée, modelant la langue pour répondre au fantasme d’un langage instrumentalisé. L'habile tour de force est ici : les citoyens deviennent eux-mêmes convaincus que la modélisation de la langue est nécessaire à leur monde. Instrumentaliser le langage, c’est délibérément confondre langage et langue pour modéliser la langue en prétendant dominer le langage. Instrumentaliser le langage, c’est d’abord éviter à tout prix de s'y reconnaitre soumis. C'est un aveu qui n'ose même plus dire son nom.

Contrairement au fantasme dont s’alimente « l’individu » néolibéral, supprimer, modifier ou inventer des mots n’y change rien : je reste assujetti au langage et à ses lois, quelle que soit la langue qui me parle, quelle que soit celle que je prétends inventer. Car pas de langue sans parole. Bien en amont des règles grammaticales et ortho-graphiques, la langue reste soumise aux lois de la parole, qui sont d’abord celles du registre signifiant.

La langue, c’est du langage qui passe par le défilé de la parole. Elle est « phônée » (Lacan). Sans la parole, la langue meurt. Son matériel demeure (on peut encore l’apprendre) mais elle reste inanimée (anima : souffle). Elle n’est plus transformée par la traversée des millions de corps qui la pratiquent, qui en sont altérés autant qu’ils l’altèrent et font ainsi le vivant de la langue. C'est quand elle ne traverse plus les corps qu'elle devient langue morte.


Avec le consentement docile et contributif de tous (c’est pour ton "bien", celui de « la planète », ta "santé" ou au nom de « la science ») se substitue à la parole un réseau de relations bi-dimensionnelles fait d’énoncés fermés, saturés de significations statiques et statistiques, satisfaisantes et satisfaites, dont le modèle idéalisé reste le langage informatique. Il promet et promeut une illusoire complétude : celle de la maitrise de l’information, de sa composition, de sa transmission. Et la parole, celle portée par une énonciation, celle qui fraie avec la vérité, est une piètre servante de l' information.

Du présentateur Tv au messager hormonal, de la dernière application Apple aux dernières injections de masse, un monde d’informations pleinement émises et pleinement reçues parle coûte que coûte une langue sans corps. En attestent les derniers discrets néologismes de la numérisphère : depuis peu par exemple, je peux avoir été partagé une nouvelle, selon l’expression : « Merci de m’avoir partagé cette nouvelle », où partager devient l’action de cliquer sur un bouton informatique sur lequel est écrit « partager ». C'est le partage sans contact, sans corps. On dit « je t'ai partagé cette nouvelle » après avoir appuyé sur « partager » comme on aura dit auparavant « je t’ai envoyé ce courrier » après avoir appuyé sur « envoyer ». Je suis le participe produit d'un geste à deux dimensions, un geste qui se passe de médiation. Du côté des trumains, la médiation, c'est la parole. Et la parole, c'est une affaire de corps.


Quand elle ne traverse plus les corps, la langue meurt. Elle devient langue morte. De ce Réel, on voit maintenant le détournement perverti et son projet qui ne date pas d'hier : faire mourir la langue pour qu'elle ne traverse plus les corps. Faire mourir la langue pour, voulant à tout prix dominer le langage, maitriser enfin le corps, cet Autre dont je ne tolère plus l'énigme.


Quand le langage et la langue se confonde, quand de la langue le corps s’absente, encouragés de surcroît par le fantasme babélien de l’hégémonie ambiante, quand de la langue disparait des radars au motif d’une domination fantasmée du langage, c’est de la parole qu’avec elle on éteint. C’est la dimension humaine qu'on amenuise, celle du sujet et de son énonciation, celle de l’équivoque et de l’évocation, celle de l’humour et celle de l’amour (agapé), celle du corps (donc de l’esprit), celle de l'incarnation, celle du désir, celle enfin de l’altérité qui est aussi celle de notre indispensable médiation au monde, nous, parlants.


L'idéologie dominante, c'est à dire le discours par lequel les "individus de masse" sont parlés, confond langage et langue pour réaliser le projet d’en finir avec cette altérité radicale, dont celle du corps, cet étranger énigmatique enfin maitrisé (de la mort au sexe). Le « sujet auto-déterminé » choisit son inscription signifiante, il se produit seul, se consomme seul, se consume seul...pour enfin recommencer. Reset !


A n’en pas douter une réussite du discours capitaliste à l’oeuvre, qui met toujours son propre essor au service de la crise qui va le renouveler. Un grand nouveau départ...après avoir commis le pire.

Tout ceci n’arrive pas d’un jour à l’autre…et on en connait les lendemains.



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