Se signalant par leurs seuls clignotements, les plugs faisaient vibrer nos orifices à longueur de journée. Ils garantissaient de loin l’immersion la plus performante. Car l’isolement était devenu le privilège suprême. L’indifférence, blasée de préférence, en était la marque la plus démonstrative et la plus recherchée.
Nous avions d’abord cessé de nous voir, pensant en finir avec le regard. Inutile de dire que les résultats n’avaient pas été à la hauteur de l’enjeu. Nous nous pensions alors naïfs sans voir combien nous étions attachés à notre ignorance. Car nous avons franchi le pas suivant. Nous avons cessé de nous parler. Sitôt tenté, ce stratagème avait déjà tout du vieux procédé. Il ne suffirait pas non plus. Il nous fallait pourtant renouveler les signes de reconnaissance de l’aristocratie que nous formions, quitte à les empiler. Heureusement, le prochain découlait inévitablement du précédent : il suffisait désormais de ne plus s’entendre.
S’occuper l’ouïe, comme on occupe la Pologne ou des enfants. Que rien n’y puisse plus pénétrer sans garantie de satisfaction préalable. Comme personne n’aurait enfreint la règle d’un bien-être aussi élémentaire, l’exclamation « C’est occupé ! » devint elle-même superflue et tendit à disparaître. De toute façon, ce n’était plus la peine de s’encombrer de prévenances : personne ne voulait plus rien entendre de son bruit ni de celui du voisin et tout le monde s’y employait jour et nuit.
Ainsi dépourvus de précaution, les bruits cassaient l’air en mille morceaux. Nous étions devenus bruyants comme un peuple de sourds. Qui se risquait hors de son isolement — cela faisait toujours un petit plop qui trahissait, il faut bien le dire, une certaine pression, au niveau du plug — qui s’y risquait était assailli par le vacarme insouciant de ceux qui ne voulaient plus s’entendre. Il y avait les héritiers de la vieille au sac des fauteuils d’orchestre, le spectre des Vichy resucées se coulant dans les poignées de chips odeur paprika, il y avait les fracasseurs de tablettes rabattables, claquées contre les dossiers des sièges, les cousins braillant depuis le haut-parleur du téléphone et les réponses indistinctes, encore noyées dans la dernière gorgée, il y avait les mastications négligées, lâches et désordonnées, vegan ou non. Toute une galerie de bruits outrés qui n’avait plus rien du vivant raffut des voyages en seconde. Un tintamarre chaotique, insoupçonnable derrière le miroir sans tain des plugs. Il n’y manquait que ce bruit-là, celui dont chacun se caressait secrètement les esgourdes. L’objet de tous les soins. Ce bruit-là ne se partageait pas. Il relevait d’une intimité que chacun reconnaissait à son semblable — c’est tout naturel. Nous avons admis trop tard qu’aucun bruit ne pouvait dissimuler le souffle qui nous fait entendre. Il nous est inaudible. Si bien que ne pas entendre n’y suffisait plus. Nous voulions désormais ne plus le savoir. Voilà pourquoi ce bruit-là était si méthodiquement choisi. Car oui, le choix restait notre signe aristocratique premier. Nous choisissions. Nous choisissions tout, nous choisissions tout le temps. Cela aussi, nous l’avons cru.
À force de tri, appliqués à jeter ce que nous ne voulions pas entendre, nous n’avons pas vu tout de suite que nous vivions dans une poubelle. Nous n’avons pas vu tout de suite que chacun d’entre nous était devenu son propre déchet.
Narcisse Le Caravage env.1596
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