Le comble d'une illusion, son fin du fin, son nec-plus-ultra, la marque de sa pleine réussite, c'est de nous laisser croire "qu'on ne s'y laissera plus prendre".
Nous ne voyons pas que "ne plus s'y laisser prendre", c'est encore la faire fonctionner. Comme le dit Lacan dans "Télévision", "ne serait-ce qu'au titre d'y protester".
Le discours capitaliste exploite massivement ce fait de structure, et de bien des façons. La plus discrète, et la plus puissante, consiste bien entendu à se l'appliquer à lui-même : il produit lui-même la crise qui le promet à la chute (la fin d'une illusion à laquelle on aura cru) alors que cette crise n'a d'autre fonction que d'enfoncer plus profondément encore ses racines (la fin de l'illusion était elle-même comprise dans l'illusion....). Il en sort toujours renforcé.
C'est là le grand danger de s'y opposer : faire fonctionner un discours, et ainsi le perfectionner.
Le discours analytique est d'un tout autre tabac. Sa structure est radicalement antagonique au discours capitaliste. Ils n'ont rien, absolument rien en commun. Ceci prémunit le discours analytique de toute vaine tentative d'opposition (en principe...), et lui donne les moyens de servir un discours "pesteux" - c'est à dire qui fait horreur - au discours dominant. Il l'effraie en même temps qu'il se propage. Sujet après sujet, bien sûr.
Quand Lacan fait reposer la fin de la cure analytique sur la "traversée du fantasme", il donne l'occasion à de nombreux psychanalystes trop peu rigoureux (aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout) de se méprendre commodément. Il ne s'agit à aucun moment d'en finir avec les illusions, encore moins avec le fantasme. Entendons d'abord que le fantasme est ici ce qui structure la relation du sujet à ce qui n'est pas lui (d'où l'infinité de scénarios possible au fantasme fondamental d'un même sujet, ce que la langue usuelle appelle "les fantasmes"). Entendons ensuite que c'est certainement au vocabulaire de l'architecture qu'emprunte la traversée. Du côté de la traverse d'une fenêtre. Pour Lacan, le fantasme est notre "fenêtre sur le Réel". C'est par lui, à travers lui, que nous élaborons la réalité.
La traversée du fantasme n'indique pas qu'on en aurait terminé avec lui, qu'on serait passé "de l'autre côté". C'est tout le contraire. Dans le fil de l'assomption de la castration, l'un des noms des impasses de l'être parlant, il s'agit de la repérer, cette traversée, de repérer l'espèce de linteau qu'elle est, qui soutient la fenêtre du fantasme, d'en reconnaitre la nécessité structurelle. Elle fait cadre à la trouée, protège l'à-jour vitré par lequel nous appréhendons le Réel pour en faire la réalité. Le sujet ne peut pas faire sans (même pas dans la psychose, où ce linteau continue d'exister bien que "défaillant". Cette faille fissure voire éclate la fenêtre du fantasme. Réel et Réalité se confondent alors pour le sujet, à la dérive).
Nous nous contraignons ici à un format un peu expéditif, mais on comprend certainement en filigrane (si on ne le sait pas déjà) que nous avons besoin du fantasme pour faire monde.
L'expérience analytique conduit à ce constat : nous faisons société par le fantasme. Freud lui-même l'avait pointé : le monde que nous faisons, la société que nous formons est l'oeuvre de notre fantasme. Autrement dit, elle est conséquence de notre refoulement.
L'idée la plus répandue veut que la société, cette réalité, soit première, dont l'interdit répressif provoquerait refoulement, fantasme et symptôme. La pratique analytique conduit à déduire l'inverse. Il y a toujours déjà eu refoulement. La non-correspondance, autre nom de la castration, marque notre modalité d'être. Ainsi des êtres parlants. Un grand nombre de mythes, notamment bibliques, tentent d'en rendre compte. Babel est l'un d'eux. La réalité est un montage qui nous permet de supporter ce ratage, ce bancal. Elle assure du sens à ce qui n'en a pas a priori.
Telle est la fonction structurante et nécessaire du fantasme. Organiser une réalité. Il arrive d'ailleurs qu'il soit bien trop prégnant. Le Moi étant toujours autre pour le sujet, il arrive que le sujet en devienne étranger à lui-même, perdu dans une réalité dont il subit confusément l'artifice. La cure analytique vise - entre autre - à reconnaître les impasses ruineuses de ce montage imaginaire afin de permettre au sujet d'attraper enfin un peu du Réel dont il est fait. L'accès à sa propre parole - donc à son désir - est à ce prix.
C'est ce potentiel de sub-version qui vaut à la véritable pratique psychanalytique d'être prise en détestation par le discours dominant.
Il a horreur de cette désaliénation puisqu'elle permet au sujet de se savoir dupe du discours dans lequel il est pris. Il évite ainsi deux pièges du discours capitaliste : croire aux illusions et croire à leur possible fin.
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