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  • Photo du rédacteurA. Piquion

"Il padre, basta !", un slogan du Discours Capitaliste


Nous n’avons de relation au monde que médiatisée, médiée, par le langage, plus encore par cette forme incorporée du langage qu’est la parole. A ceci, nous sommes nombreux à acquiescer.

Oui-oui-c’est-sûr.

On opine.

Ce qui n’empêche que cette médiatisation nous pose plus d’un problème, tout d’accord-oui-bien-sûr que nous puissions nous montrer.


Le premier, c’est qu'il nous déplait de ne pas avoir de prise directe, pas plus sur le monde que sur nous-même. Du reste, il n’y a pas « le monde », il n'y a que « le monde avec nous dedans ».

Je ne suis pas le langage.

Je ne suis pas ce que je dis, contrairement à un slogan circulant depuis quelques temps....et ça déplait. À cette déconvenue j’ai très envie de répondre que je-ne-suis-pas-d’accord-du-tout.

Parce que je-ressens-des-choses-moi, je-me-sens-si-vivant-moi. Certainement, personne ne le conteste, mais tout ceci passe par les lois que nous impose le logos. Nous, les trumains, ne savons pas ce qu’il en est du monde sans langage. Et le langage est fait de matérialité sensitive (de signifiant), c’est à dire... de discontinuité.

Être doté de la parole, c’est sortir du bain du tout homogène, ce que nous peinons à accepter.

Pour compenser, pour nous persuader que nous pouvons combler ces fissures, ces absences, ces trous, nous n’arrêtons pas de nous figurer des tas de trucs. Oui, mais...deuxième problème.

Le deuxième problème, c’est que notre encombrant média, celui dont tous les autres sont dérivés (au sens électrique), ce média - la parole - est insatisfaisant.

On-ne-peut-pas-tout-dire - les-mots-manquent-oui-bien-sûr.

Certes, mais ce deuxième problème n'est pas de l'ordre d'une impuissance.

Il est de l'ordre d'un impossible : tu ne peux pas te dire toi-même.

Bah-si-bien-sûr.

Non. Pour dire ce qu’est la parole, il nous faut parler….et nous voilà bien avancés. Comme l’Ouroburos qui n’a d’autre choix, pour faire consister un monde complet, que de se manger lui-même.

Tu peux dire beaucoup de choses, mais il n’y aura aucune possibilité de dire ta parole, de dire tes sens eux-mêmes. Tu vas pouvoir tourner autour, et parfois avec beaucoup de talent, mais ce que tu vas en dire, ce sont seulement, et toujours, leurs conséquences. Il y a bien des choses que le langage (discontinu) ne pourra pas attraper du coucher de soleil que tu veux décrire, à commencer par ton propre regard. Et quand tu vas m’en parler, je vais en entendre légèrement ou largement autre chose que ce que tu crois m’en dire. Quant à ce qu’« est » ce coucher de soleil pour l’abeille qui te suit, tu n’en sauras rien. Il n’y a pas « le monde sans toi ».

Le Réel, au sens lacanien, ce n’est pas le monde-tel-qu’il-est-vraiment. Le Réel, ce sont ces écarts, ces intervalles dans le discontinu du langage que rien ne recouvre, ce vide au coeur de la parole qui fait qu’elle ne peut pas se dire elle-même, un ça-n’est-pas-tout-à-fait-ça qui partout se manifeste. On le remarque toujours après coup. On le déduit de ce qui s’est passé. Le Réel, c’est le nom de cette limite, de ce territoire dans le langage que le langage ne peut pas recouvrir. Pour qu’il y ait du possible, il faut bien qu’il y ait, quelque part, un impossible. C’est dialectique. S’il n’y a pas l’un, il n’y a pas l’autre. Ils « s’interdéfinissent ». C'est l’impossible à dire qui permet le possible à dire. Et l'impossible à dire, c’est un visage du Réel. Ce n’est pas une impuissance, c’est un impossible. Si bien que s’il n’y a pas de logos, il n’y a pas de Réel. D’ailleurs, « s’il n’y a pas de logos « est une proposition impossible. C’est pour parler de ce genre de choses qu’on a recours au mythos.


Le troisième problème que nous feignons d'ignorer, c’est que la parole, notre média, nous est reçue. Nous ne l’avons pas demandée, encore moins choisie. Elle est un « toujours déjà là » qui nous inscrit d’emblée sans nous demander notre avis dans une filiation venue du fond des âges. C’est une filiation à l’endroit de la parole, le langage incorporé, donc à l’endroit du symbolique (le symbole étant cette matérialité que nous échangeons), si bien que nous pouvons l’appeler filiation symbolique. Ce qui amène le registre d’une paternité symbolique, qui est celle du Père symbolique. Lacan le distingue notamment du père imaginaire, qui est le père en chair et en os, celui qui est présent dans la pièce, celui qui sera le rival ou le modèle, plein de ses trouvailles, richesses et carences. Contrairement au père imaginaire, le Père symbolique n’est pas quelqu’un, il n’a pas d’histoire. Il est la fonction par laquelle nous entrons, sommes entrés dans, sommes frappés par, la discontinuité, celle qui nous fait parlant, celle qui fait donc notre humanité. La discontinuité qui est toujours déjà notre condition suppose que nous ayions toujours déjà renoncé à toute forme de totalité, de continuité.

C’est le Père symbolique, c’est à dire la fonction paternelle, qui institue - a institué ce renoncement. Et c’est au prix de ce renoncement que nous avons formé, formons une communauté.

 

Le discours capitaliste est le nom d'une entreprise de destruction du langage, de son incarnation dans la parole, à des fins idéologiques de jouissance pleine et comble. Surtout qu'il n'y manque rien. Il s’agit de jouir d’une satisfaction sans perte qui prend appui sur le minage de la fonction paternelle. Que le logos nous impose ses lois ? Qu’à cela ne tienne. c’est nous qui allons le maitriser. Inventons des mots, surtout ceux qui vont vous complaire, changeons la langue, importons du globish dans les langues latines, le sanscrit, le japonais, supprimons, ajoutons, appauvrissons, ne reculons devant aucun néologisme pourvu que nous puissions jouir de l’auto-fondation de nous-même. Que les mots et les choses se correspondent à nouveau, comme au temps mythique de ....

Et nous y voilà.

Il y aurait donc un monde plein, un monde sans discontinuité, sans perte : celui que j’invente à cette fin, à grand renfort de slogans et de technologie. J’ai ma vérité. Je m’auto-fonde. Je suis ce que je dis....


Si je m’auto-fonde, je n’ai plus besoin du Père.

Si je dézingue le Père, je peux m'auto-fonder.


La faillite organisée du langage et le saccage de la fonction paternelle sont deux rouages solidaires d'un même..."projet".


Aux côtés de "Je suis ce que je dis", « Il padre, basta !» est lui aussi l’un des slogans du discours capitaliste.

Merci pour votre intérêt !

Merci pour votre intérêt !

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