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L'expression, soeur de la logique

Chapitre 1 sur 3

Un réseau de différences. 

 

  • Prémisses

 

Rappelons seulement qu’un langage est notamment caractérisé par l’association de deux éléments (signifiant et signifié). L’emploi de ce vocabulaire diffère suivant les courants de pensée. Nous les utiliserons dans la signification qu’en a donnée Saussure. 

Pour cerner le signifiant, il nous suffit ici de dire qu’il est un support matériel (sensible) qui convoie un signifié, immatériel. Pour cerner le signifié, on dira qu’il est fait de signification et de sens. Dans un langage, un signifié est toujours porté par un signifiant. Chez Saussure, ce couple forme un signe. 

Un seul signifiant peut convoyer plusieurs signifiés : cet homme est un ours. C’est une métaphore, un seul tronc signifiant pour plusieurs branches de sens.  

Mais un signe peut aussi en appeler un autre : boire un verre (son contenu), une voile à l’horizon (un bateau). C’est une métonymie, une continuité linéaire, de proche en proche. 

Un signifiant, enfin, peut être équivoque et recouvrir plusieurs sens : la pêche.  

 

L’instabilité propre à ces jeux de sens (arborescences, glissements, polysémies), permanents dans la langue parlée comme dans la musique, les rend insaisissables au premier abord. Elle réclame que nous interrogions d’abord ce qui les porte et les soutient : le signifiant. 

 

Le cri et le gendarme

 

Donnons-nous le support de deux exemples en commençant par celui, célèbre, du premier cri jamais apparu. 

C’est ce cri qui a révélé le silence. Il n’est pas apparu sur fond de silence, mais l’a révélé en tant que tel. Ce qui précédait le « bruit-cri » ne pouvait pas encore être une absence de bruit puisque la notion même de bruit n’était pas encore advenue. Quand apparaît le « bruit-cri », ce qui d’un souffle le précédait change de statut : il devient un « sans-bruit ». Autrement dit, le surgissement du « bruit-cri » fait apparaître deux qualités sensibles : lui-même et le « sans-bruit » qui l’a précédé. C’est dans l’après-coup de l’apparition du bruit-cri qu’apparaît le sans-bruit qui le précédait. Le premier dans l’ordre chronologique n’est apparu que dans l’après-coup logique du deuxième. C’est la rencontre de ces deux qualités sensibles qui en a fait des signifiants. Orientés l’un vers l’autre du fait même de leurs apparitions, ils ont pris dans le même après-coup les sens du cri et du silence. 

Ce bref exemple épouse par nécessité la structure d’un mythe : il rend compte d’un temps originaire, d’un futur antérieur auquel personne n’a jamais assisté, bien que chacun en subisse les conséquences. Il est le récit nécessaire d’un moment logique qui nous humanise. C’est cette logique qui va nous conduire. Nous verrons un peu plus loin que c’est ce moment-là qui ne cesse de se répéter, à la façon d’une commémoration, au cours de ce que nous appelons nos répétitions.

 

Poursuivons tout de suite avec un gendarme. Celui qui bat les trois coups sur le théâtre et signifie l’imminence du lever de rideau. Le bruit d’un coup de bâton sur un plancher peut prendre bien des sens. Pour prendre le sens d’un coup de gendarme, il doit se mettre en relation avec un autre évènement sensible. Celui-ci le précèdera. Ce sera un roulement. Il annoncera que le coup à venir sera le premier coup de gendarme, appelant le deuxième, qui tendra la main au troisième. Voici une chaîne de quatre signifiants, appelée Les Trois Coups, chaîne qui fonctionne maintenant elle-même comme le signifiant qui s’accroche à la signification convenue : l’imminence du lever de rideau. Nous verrons ce que ce signifiant doit à sa signification, cette qualité particulière du sens. 

 

  • Déjà des conclusions

 

Prenant appui sur ces deux premiers exemples, notre début de parcours trouve déjà d’importants jalons. 

 

Pure différence tranchante

 

Ce qui définit d’abord un signifiant — un coup de gendarme, un bruit, la sonorité d’un mot — c’est de ne pas en être un autre. Il est pure différence. Le son Mo n’est pas le son Po. Le premier coup de gendarme n’est pas le deuxième. Pure différence, un signifiant peut être une nuance, un pas, une durée, un mot, le son d’une phrase entière, un intervalle, une citation, une forme empruntée à un style antérieur, un mouvement entier dans l’appréhension de la grande forme, plus largement encore tout évènement sensible se mettant, du seul fait de son apparition, en relation avec un autre qu’il n’est pas. Un forte subito doit son existence à la différence qui le distingue de la nuance qui le précède (et qu’il n’était pas…). 

Rien de plus. 

N’étant que différence, un signifiant est tranchant de sa différence même. Rien ne reste longtemps sur son fil qui ne s’oriente d’un côté ou de l’autre de la lame pour y prendre un sens. On dit que c’est de ce fil que l’épée d’Alexandre (dit Le Grand) trancha le noeud gordien. Celui de la parole, donc.

 

 

Une relation rétroactive, autonome et logique

 

Pour exister, puis prendre un sens - une direction dans l’océan des signifiés, un signifiant a besoin d’entrer en relation avec un autre signifiant. Dans l’exemple du cri, l’apparition du deuxième fait apparaître le premier dans un après-coup. Plus encore, l’apparition du deuxième a suffi à faire apparaître le premier après-coup. C’est là qu’ils se sont tournés l’un vers l’autre, qu’ils ont pris sens l’un de l’autre, ce que nous avons reçu comme conséquence a posteriori de leur rencontre. Leur mise en relation nous a échappé. C’est là son caractère fondamental : c’est une relation autonome qui ignore la chronologie linéaire du temps. Elle est d’ordre logique (phénoméno-logique).

 

… à personne

 

Le pas suivant est plus scandaleux encore : tenant son existence de sa seule différence (ce qui le rend autonome dans sa mise en relation avec d’autres), un signifiant ne s’adresse donc… à personne. Il faudra attendre qu’il prenne un sens pour devenir alors signe. C’est ce signe, et seulement lui, qui signifiera quelque chose pour quelqu’un. En attendant, et aussi aride que cela puisse paraître, un signifiant ne s’adresse qu’à d’autres signifiants. Ceux qu’il n’est pas.

 

 

Équivoque et plastique

 

Les trois coups de gendarme ont fonctionné, sur scène, comme signifiant. Si nous souhaitons en rendre compte par la parole, nous parlerons des Trois Coups. Au plan phonétique, le signifiant des trois coups existe sous la forme de létroicou, cette seule matérialité sonore suffisant à son existence opérative. Dans la langue parlée, létroicou peut tout aussi bien se diriger dans le sens d’un cou étroit. Tout dépend des signifiants qu’il rencontre et qui orientent son sens. 

Cette plasticité est une conséquence de son autonomie. On parlera alors d’équivoque signifiante, dont la polysémie (pêche) est l’un des visages.

 

C’est au titre de cette équivocité, de cette plasticité, qu’un forte, ou une neuvième de dominante, un mouvement de la tête, un phonème, autant d’évènements sensibles, prendront des sens différents, toujours dans l’après-coup de leur rencontre avec d’autres signifiants. Il sera certes utile d’en référer au contexte en guise d’explication, mais on aperçoit maintenant, muni de la notion d’après-coup, que la relation logique du texte et du contexte ne fonctionne peut-être pas en sens unique.  

 

  • Le sensible, le chronologique et le logique

 

Il n’est pas nécessaire qu’un signifiant soit advenu dans la chaîne chronologique pour qu’il y opère. 

 

L’aimant

 

La rhétorique musicale de certains répertoires occidentaux polarise les premiers temps de mesures d’un puissant pouvoir structurant. Une phrase musicale y est très souvent gouvernée, polarisée, par le premier temps d’une mesure à venir. Ce premier temps opère — il oriente le discours qui le précède — alors qu’il n’est pas encore apparu dans la chaîne chronologique du discours. Avant d’apparaître dans cette chaîne en tant qu’événement sensible (signifiant), il n’existe que dans un espace logique, celui de la structure grammaticale de ce langage musical-là, et c’est de là qu’opère son pouvoir. Bien qu’il ne soit pas encore « tombé » dans la chaîne chronologique, il tend la phrase vers sa chute à venir. Une fois le premier temps advenu, cette même phrase, qu’il attirait, s’éclaircit rétroactivement. Au point qu’on dira parfois que la phrase se résout. Au plan chronologique, il agit deux fois : la première fois quand il aimante la phrase, la deuxième fois quand il apparaît. Son action signifiante a une première conséquence… dans le passé (l’aimantation de la phrase), avant d’en avoir une deuxième quand il « tombe » (l’éclaircissement rétroactif). On peut s’amuser alors en parlant parfois de retombée.  

 

Nous faisons quotidiennement les frais de ce potentiel rétroactif du signifiant. C’est en son nom qu’il est si agaçant de se voir « couper la parole », puisqu’il n’y a de sens à une phrase que dans l’après-coup de sa fin. Couper la parole, c’est empêcher la retombée dans le discours sensible de ce qui, déjà, y a opéré. Avant notre amour-propre, cramponné au sens, c’est bien l’ordre logique qui est à ce moment-là chahuté. Et ça agace !

 

Trois temps

 

Les Grecs comptaient au temps trois dimensions. Le chronos, le temps qui passe, horizontal, celui de la chronologie. L’aiôn, le temps vertical, un temps qui ne s’écoule pas, celui de la logique. Et le kayros, l’instant de la rencontre de ces deux axes, chronologique et logique, à la croisée de l’horizontal et du vertical, le temps de l’opportunité, de l’évènement. Muni de cette topologie, on peut dire que le discours se déploie dans le chronos. Il y est gouverné par les signifiants dont la logique autonome habite l’aiôn, qui prennent sens dans l’instant de cristal du kayros, et replongent dans le chronos, comme y retombent les premiers temps musicaux.

 

Une citation, une récurrence, une diminution ou un « tempo primo » sont des exemples d’évènements qui entrent en relation avec un signifiant apparu plus tôt dans le défilé chronologique du discours, auquel ils donnent, du même après-coup logique, un sens nouveau, rencontre qui les orientent eux-mêmes vers un nouveau sens.

 

Il en manque un

 

« Il nous manque le poids de la chose ». L’expression fait référence à un objet du passé, à ce qu’il fut pour les gens de son temps. D’après les témoignages, on saura que l’objet pesait, on saura peut-être combien il pesait (le poids qu’on aura déduit de la masse), mais on ne saura jamais comment il pesait sur les corps qui en ont éprouvé le poids. Eux le savaient. Le poids de l’objet est en effet un savoir, mais c’est un savoir particulier : il s’éprouve. Et aucun signifiant ne vient s’accrocher à cet éprouvé pour le convoyer. Nous n’avons pas besoin de voyager dans le temps pour reprendre cette phrase à notre compte : nous ne parvenons pas dire « vraiment » l’éprouvé de nos corps. Le signifiant de l’éprouvé nous fait défaut. 

 

En compensation de ce petit deuil, cette place vacante garantit la mobilité de l’ensemble. Sans cette vacance, l’ensemble des signifiants serait plein, figé, immobile. Le jeu du taquet, dont la place vide permet aux autres pièces de se déplacer pour venir constituer une image, en donne une représentation. Ce signifiant manquant nous tient donc éloignés d’une totalité, mais nous offre du même coup la possibilité de la mobilité, la possibilité du sens. Il sera aux premières loges de notre prochain chapitre.

 

  • Point étape 1

 

Pour nous y diriger, une conclusion d’étape : la relation logique des signifiants entre eux n’est subordonnée ni à leur contiguïté temporelle ni à leur apparition sensible. Nos mémoires — au minimum — en font quotidiennement l’expérience, avec leurs oublis, associations et réminiscences. Ne valant que par leurs différences relatives, les signifiants ne s’adressent qu’à d’autres signifiants. Ils ne s’adressent pas à quelqu’un. Leur circulation enfin est possible (et nécessaire) grâce à l’inexistence de l’un d’entre eux. Et ces quelques propriétés suffisent à animer une ronde vertigineuse et incessante. 

 

À ce stade, nous pourrions dire, déçus, que nous sommes les témoins impuissants et passifs de cette ronde qui nous entraîne et n’a pas besoin de nous pour fonctionner.

Et ce serait assez juste… Nous mettons néanmoins dans ses rouages un grain de sable : celui de notre énonciation. Elle n’est pas sans rapport avec l’empreinte dont le signifiant marque nos corps. Car parler, c’est incorporer du signifiant.

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