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Une cérémonie

Photo du rédacteur: A. PiquionA. Piquion

Une cérémonie lexicale ouvrait chaque réunion. Sa portée dépendait de l'orateur qui la conduisait.

L'enjeu était de taille. Depuis Marshall II, tout établissement respectable se devait d'être doté d'un spécialiste renommé. C'était heureusement le cas ici.

Il arrivait bien sûr que certaines sommités soient invitées, que les tutelles en suggèrent d'autres, ce qu'il fallait entendre comme un ordre de rappel. Mais on ne boudait jamais le plaisir de découvrir les façons de nouveaux collaborateurs, qu'ils fussent capés ou kapos. Ils étaient le plus souvent les deux.


Le pédigré de l'orateur du soir, l'orateur-maison, augurait du meilleur. Et on ne s'y trompa pas. La subtilité de ses transitions fût sans égale. Chacun jubilait de reconnaître dans le coin de l'oeil du voisin l'admiration dont lui-même s'enivrait. D'abord balisé par les bornes profanes attendues, le champ se clairsema imperceptiblement de quelques signes et motifs, d'abord aimables. En quelques phrases, l'étoffe se laissa tisser pour former le filet scintillant des éléments de langage qui allaient doucement étreindre l'assemblée. Rien n'y manquait. Elisions, citations, emphase, enjambements, néologismes complices, mots du passé, mimiques et éloquence posturale se rencontraient en une danse virtuose et flamboyante. La soirée avait été confiée aux mains d'un maitre. Ses mots, le début de certaines phrases, de longues séquences parfois, apparaissaient maintenant sur toutes les lèvres. Les respirations s'harmonisaient. La litanie de l'orateur s'élevait avec une régularité proverbiale. Bien qu'aucun pallier n'y pût être perçu, sa voix se faisait de plus en plus sonore, la cadence de ses accents resserrée. Il sut aux premières suées que le rythme cardiaque de l'assistance avait épousé la scansion dont il était lui-même agité. La transe commençait. Des corps secoués jaillissaient quelques râles involontaires, rendant aux leds du plafonnier le blanc de leur regard.

Entre autres mesures, on perdit celle du temps, égarement qui signait le pic d'intensité de la séance. Le seuil suivant se reconnaitrait à l'épuisement des corps, ce que les premières chutes signaleraient. L'obscurité des coins de la pièce avait lentement révélé la présence du personnel médical, dont la Charte rendait la présence impérative. Quelques collègues acceptaient régulièrement les quinze jours de formation qui leur conféraient cette spécialité. Il convenait de contenir les effusions, d'accompagner les redescentes, d'éponger les culpabilités de ceux qui n'arrivaient toujours pas à entrer dans cette communion tremblante et essoufflée.

Les regards, à présent exténués, se faisaient reconnaissants, d'une douceur insoupçonnable.

On servit un peu d'eau. Les soupirs d'aise – il était de bon ton de pousser le sien – marquaient traditionnellement la fin de l'épisode.

De retour au temps profane, on rappelait le prétexte du rassemblement : l'exhibition du butin.

Celui du jour avait été amassé par le Comité d'Excellence, « en charge » des améliorations. On visait un alignement très attendu sur les homologues étrangers. Il était temps d'en finir avec l'état d'esprit régionaliste qui nous éloignait encore du vert uniforme de l'Europe-Arcadie. Le Comité avait recommandé une avancée vers un tri des ressentis par couleur, selon leurs températures. Il y aurait désormais le chaud et le froid, l'indice d'engagement le plus équilibré, le plus valorisé aussi, restant le tiède. On consignerait les uns et les autres dans des colonnes distinctes. C'était un pas important. Un grand pas. Le premier. Car rien ne pressait. La réflexion en était à ses débuts et on se donnait deux ans. On évoquait le progrès. On se congratulait.


 


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