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  • Photo du rédacteurA. Piquion

L'expression, soeur de la logique 2/3

2/3. Le langage incorporé

Mai 2021


 

L’empreinte et la trace


Nous sommes travaillés par le langage. C’est la métaphore du labour qu’on peut entendre ici : la matérialité des signifiants travaille le champ du corps par lequel elle passe. Nous la recevons, et en usant, en restituons quelque chose. Ce réseau de différences sensibles nous traverse le corps. Ce faisant, elles y laissent une empreinte, une trace. Cette trace est un en-plus (on garde une trace), aussi bien qu’un creux (empreinte), un en-moins. De notre côté, un gain et une perte. De l’autre, le signifiant est lui aussi altéré, puisqu’il a laissé quelque chose au cours de cette traversée (une empreinte) (1). Il n’en sort pas tel qu’il y est entré. Cette incorporation du signifiant (qui fait la langue parlée vivante) nous transforme donc autant que nous le transformons. Il y a des deux côtés de l’altéré et de l’altérant. Nos sens font l’épreuve des signifiants et les signifiants font l’épreuve du sens. Incorporés, ils mettent nos sens en tension et se chargent de sens. C’est là notre gain : l’exaltation des sens et notre possibilité de signifier (2). Nous ne tarderons pas à cerner la perte qu’il nous inflige, l’en-moins du creux de l’empreinte qui nous affecte. Le poids de la chose et son impossible nous mettait déjà sur cette voie.


 

Le paradoxe de l’énonciation

Dans la parole, l’acte de dire (l’énonciation) est noué à ce qui se dit (l’énoncé). La matérialité de ce que nous donnons à entendre est irrémédiablement tissée à ce qui se comprend. Les fibres en sont indémêlables et leur séparation chronologique est impossible. Pour les distinguer, il faut à nouveau en appeler à la logique.

Un corps éprouvé


L’énonciation, cet agir, c’est donc l’acte de ma propre parole lui-même, avec ce corps-là, cette voix-là, ses inflexions et scansions, ce regard-là… et inévitablement, cet interlocuteur-là (ce partenaire-là…). C’est l’ensemble des particularités matérielles de mon dire. On pourrait dire qu’elle est le delta sensible par lequel se restituent les signifiants qui ont traversé le corps qui parle. Elle se verse dans mon énoncé, elle irrigue mon dit du fait même que je suis en train de dire.


Or, nous avons aperçu que le signifiant de l’éprouvé n’existait pas (celui du poids de la chose). Je peux tenter de qualifier la nature de ma voix, mais je ne peux rien dire de ce qu’elle fait entendre, l’éprouvé de celui qui l’entend. Je ne peux pas dire non plus ce que j’entends moi-même de ma voix. De la même façon, je peux voir et décrire mes yeux, mais ne peux rien dire de mon regard. Et si tous deux supposent un autre qui les reçoit, il est, à cet endroit, mon alter ego. Nous pourrons décrire bien des choses, non sans talent, mais nous échangerons dans l’impossible communion d’un éprouvé dont le langage nous tient distants.

Son paradoxe


Voici le visage de la perte causée par l’empreinte des signifiants : aucun ne convoie l’éprouvé des sens qu’ils exaltent. Il n’y a pas de signifiant pour l’éprouvé des sens. Il s’éprouve. Il est un pur évènement de corps dont aucune matérialité sensible échangeable (un signifiant) ne peut rendre compte.

C’est un nouveau paradoxe : les signifiants sont pures différences sensibles, mais aucun d’eux ne peut dire l’exaltation des sens qui les fait. C’est là l’en-moins du creux de l’empreinte. Une perte de sens à l’endroit même où les sens sont exaltés.


On peut se risquer à dire que le principe même du paradoxe prend sa structure de cette impasse. Il est « vécu » et n’est pas pour être résolu. Il est lui-même épreuve, celle de l’irrésolu, le double visage d’un impossible à dire. (3)


Son savoir


Mais nous savons cependant que nous éprouvons. L’éprouvé est bien un savoir. Il y a donc bien un « quelque chose » derrière ce savoir sensible, un quelque chose qui sait. Héritier du sujet kantien, on l’appelle sujet de l’énonciation. Il est un Je qui sait (qu’il éprouve), mais qui ne peut pas se dire lui-même : tombant dans l’énoncé au moment même du dire, il vient s’y abolir dans le Je grammatical, sujet de l’énoncé. Il est logiquement autre, mais lui est pourtant confondu. (4) Indicible, il est voué à être représenté par un signifiant, le Je de la grammaire, le Je d’une convention, un Je qu’il n’est pas.


 

Les ambassadeurs et le futur antérieur


Représentants !


Le sujet de l’énonciation, qui est donc celui qui éprouve et soutient l’acte de dire, est ainsi voué à être représenté sans jamais saisir son « être ». Les signifiants sont ses ambassadeurs. Orientés, ayant pris sens, ils le représentent…et le représentent seulement. De surcroît, un signifiant ne s’adressant qu’à d’autres signifiants, ils ne le représentent qu’auprès d’autres signifiants, eux-mêmes ambassadeurs orientés. La relation du sujet à lui-même (ou à tout autre) est irrémédiablement médiatisée par ces vas-y-dire. Elle passe immanquablement par le lieu tiers du langage et c’est en ce lieu seulement que le sujet trouvera les gages de sa propre existence (5). Ainsi le langage est-il notre lien autant qu’il nous aliène.


À quelle adresse ?

« L’être » de qui parle ne peut donc s’appréhender que dans l’après-coup de son dire, et, par-dessus le marché, depuis un lieu qui lui est extérieur. Tel est le statut paradoxal de l’énonciation et du sujet qui la supporte : faisant mon dire tout en s’y dissolvant, ils n’existent que par leurs conséquences. Et elles viennent du dehors.

Tributaire de la structure logique signifiante, ils appartiennent eux aussi à un futur antérieur. « Pour que mon dire ait eu telle conséquence, il aura fallu qu’il soit produit par un autre Je que celui de mon énoncé, le je du sujet de mon énonciation, dont je ne fais que déduire après-coup et l’existence et la portée ». Ce Je, celui de l’énonciation, ne s’appréhende donc qu’aux conséquences signifiantes du dire. C’est « passivement » qu’il les reçoit. Sa parole le détermine. En d’autres termes, Je est parlé. Qui parle est parlé. Par extension immédiate, qui travaille est travaillé, qui joue est joué. Dire qu’il reçoit du dehors les conséquences de sa parole suppose qu’elle soit adressée. A quelqu’un ?…sûrement, mais pas en sans passer ce lieu tiers, celui du langage. (6) C’est en ce lieu d’abord que Je est signifié (représenté par un signifiant). C’est par ce lieu que mon interlocuteur passe lui aussi. Qui parle est signifié. « Avant de signifier quelque chose, une parole signifie pour quelqu’un » (7) . Avant le sens, il y a l’adresse. Avant…


 

Convention


Il n’était donc pas suffisant à notre déception que la ronde incessante et autonome des signifiants nous échappe. Il est apparu de surcroît que l’être parlant était contraint d’en attendre la confirmation de son existence. Le potentiel infini de la mobilité du sens donne à cette ronde son vertige. Les sens en appellent toujours d’autres, avidement nourris de la singularité du corps qui parle et transforme la langue.


Un contrat

Bien que nous ne puissions dire l’éprouvé autour duquel nous tournons (et qui nous fait tourner), notre vie sociale s’organise pourtant autour de sa reconnaissance, de sa régulation, de sa dissimulation… Et à cet endroit, il s’agit de bien se comprendre. Il faut recourir à une qualité particulière du sens : la signification, un sens arrêté, parfois unique, voire interdit. Sans un peu de signification, on peut faire dire à un agencement n’importe quoi. Il part dans tous les sens. Un excès de signification en revanche assèche le discours au point d’en entraver le cours, au risque de le tarir. Il n’a plus de sens.

Les significations sont filles des conventions, leurs clefs de voûte, qui relèvent toujours du contrat. Obligeant leurs contractants au respect de leurs termes, elles les lient (les unissent et les attachent). Une convention sémantique assure par exemple la communauté d’usage d’une langue et garantie aux membres d’un même groupe qu’ils s’y reconnaissent tous soumis (grammaire, usages du vouvoiement, registres, champs lexicaux…).


Repassons par les Trois Coups. Leur signification a toujours été portée par une convention (qui s’est aujourd’hui déplacée). Quelle qu’elle soit, il faut bien la force contractuelle d’une convention pour accrocher le signifiant létroicou à l’apparition de cinq éléments (un roulement, les trois coups, puis la chaîne qu’ils forment ensemble). Seule l’obligation relevant du contrat tient un tel forçage. C’est la garantie que donne une convention.



Un moment du sens


Une convention vient donc tracer de grandes artères au sens. Balisant son cours de bornes, elle l’arrête, l’empêche, le contraint. Elle limite du même coup l’ambiguïté (et la portée) polysémique de l’équivoque signifiante (pêche). Elle la limite, mais ne l’empêche pas : le signifiant est autonome. Disons qu’elle canalise ses rencontres et relations. Il faut en effet préciser que la convention n’écrase pas le potentiel du sens, inévitable fruit de la traversée sensible du corps par les signifiants. De ce fait, la signification ne s’oppose pas au sens. Elle n’en épuise aucunement la vitalité ni les ressources. Elle en est un moment logique, socialement nécessaire. Elle contourne le paradoxe de l’énonciation et la perte de sens qu’il induit.

Les langages musicaux en donnent l’illustration avec leurs grammaires (métriques, tonalités…). Leurs règles posent les bornes qui garantissent le minimum de signification nécessaire à l’usage commun. Le premier temps prend sa force de la convention métrique dans laquelle s’enchâsse sa signification rhétorique. C’est au nom de cette convention qu’il aimante avec une telle autorité le sens des signifiants qui l’entourent et viennent s’organiser autour de son pôle.


La convention et le sensible


Au passage, il ne faut pas croire que la convention tombe…du ciel. Si elle sait épouser l’arbitraire idéologique du prince, elle assoit parfois son autorité sur les lois du sensible. L’exemple des marches militaires le montre : leur métrique à deux temps s’appuie sur la nécessaire perception unanime d’une cadence gauche-droite. La discipline des Grandes Muettes l’a érigée en convention musicale. De même, certaines conventions harmoniques se sont appuyées sur des propriétés acoustiques remarquables pour formaliser certains langages et leurs esthétiques (le chant grégorien, les échelles chromatiques et diatoniques, le champ spectral…).

Le principe contractuel de la convention culmine probablement dans les musiques improvisées et musiques non écrites. Qu’on reçoive une convention ou qu’on se la donne sur l’instant (improvisation générative), c’est la reconnaissance partagée de sa fermeté contractuelle qui autorise la liberté — et l’éphémère — des agencements, du discours, qui vont s’y dérouler.


On voit, au passage, (8) l’immédiat potentiel de l’exploitation abusive du contrat conventionnel, qui aura tôt fait de s’introniser en tout lieu, enfermant le sens dans un réseau figé de significations.


 

Point étape 2


Dire « qui parle est parlé, qui travaille est travaillé, qui joue est joué », c’est donc admettre que notre « être » est représenté dans l’ordre du langage par les signifiants qui nous auront traversés. C’est admettre aussi que le signifiant nous affecte, nous entame, en même temps qu’il s’offre à la richesse infinie des sens. Les conventions borneront ce potentiel. Il nous marque d’un en-moins paradoxal que jamais nous ne pourrons dire. Il est lui aussi altéré par cette rencontre, causant ainsi le vivant de la langue. C’est admettre enfin que nous trouvons notre existence à l’extérieur, dans l’après-coup de notre parole, ce qui implique qu’elle soit adressée avant de signifier quelque chose.


(Prochain chapitre "Io, la Musica, son")

 

(1) Ainsi altéré par la traversée du corps, le signifiant reste cependant égal à lui-même dans l’espace logique (il y reste intègre, prêt à traverser les autres corps qui vont l’incorporer).


(2) La polysémie du sens aide certainement à saisir le tissage inextricable du corps et du langage qui nous constitue. On pourra y ajouter celle du sentire italien (sentir, entendre).


(3) On pourra se référer au symbolisme de l’ouro bouros, serpent qui, pour faire consister un monde, n’a autre choix que de se mordre la queue. C’est son « ni-queue-ni-tête » qui fait tenir le monde dont il est.


(4) Rimbaud : Je est un autre


(5) On pourra dire ici « oui, les mots nous limitent ». Certes, mais dire « les mots », c’est déjà se placer du côté du signe (signifiant portant un signifié). Il s’agit ici d’un registre plus fondamental, celui du signifiant, la matière-même qui transporte le signifié, la seule matière que nous échangions, que nous altérons autant qu’elle nous altère, et qui est pourtant incapable de nous dire.


(6) Parler tout seul est un exemple concret d’adresse à ce lieu. On agence, on fait sonner des mots, on les reçoit, on subit les conséquences de ce qu’on vient de faire exister à cet endroit, celui du langage.


(7) J. Lacan Ecrits


(8) Slavoj Zizek montre notamment l’omniprésence inévitable de l’idéologie en prenant l’exemple trivial des cuvettes de WC dont la forme, conventionnelle, varie d’un pays à un autre.

Merci pour votre intérêt !

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