Lacan a élaboré une formule (d)étonnante en lançant : "il n'y a pas de rapport sexuel".

Formule faussement lapidaire, comme toujours.
Elle permet de rappeler la section qui fait origine au sexe, qui est affaire de parlant : le langage nous a toujours déjà coupé de notre être, du monde et des autres qui le font. Le règne animal, presque entièrement impliqué dans la reproduction, est bien peu concerné par le sexe.
Elle fait aussi porter l'accent sur le rapport, en le rendant à son sens logique, ce que nous perdons de vue en disant "je ne vois pas le rapport...". Quand je ne vois pas le rapport, je ne vois pas comment formuler la relation entre deux termes. J'estime qu'il n'est pas possible de rendre compte de l'un par l'autre à la façon de y = f(x), y recouvre x, y est le contraire de x.... je ne vois pas, je ne trouve pas le rapport, la relation entre deux termes que je crois observer depuis une position tierce. (Ce que je ne vois pas, au passage, c'est que je suis le plus souvent ce qui réunit y et x. Mon projet désespéré de les mettre en rapport m'empêche souvent de voir que je suis déjà leur relation).
Or, en matière de sexe, et quoi qu'on en dise, il n'y a que deux termes. Et je suis l'un d'eux, quoique j'en dise encore. Je ne vois l'autre (sexe) que depuis ma propre place sexuée, "à travers la fenêtre de mon propre fantasme" comme le dit Lacan. Formuler le rapport sexuel, dire le rapport des sexes entre eux depuis une position tierce relève d'un impossible. Cette position n'existe pas.
On distingue bien dans la langue française un certain "rapport sexuel" : "nous avons eu un rapport sexuel". Si l'expression est glaçante de distance (parfois à bon escient), c'est parce qu'elle traduit autant l'effacement de toute relation que la tentative impossible de dire un acte depuis une position tierce, "objective"...
Le rapport qu'il n'y a pas
Voici donc venu le moment de rendre à la formule de Lacan le complément qu'il lui adjoindra un peu plus tard, corde jetée au fond de l'abîme de perplexité dans lequel gisait une partie de son auditoire (presque tout le monde semble-t-il) : "il n'y a pas de rapport sexuel ...inscriptible". Autrement dit, nous ne pouvons pas écrire l'équation du rapport entre les sexes. Il ne se laisse pas saisir par une séquence symbolique univoque qui en dirait la nature observée depuis une place ..."neutre". Cette place n'existe pas...
Des relations sexuelles, il y en a. C'est du reste parce qu'il n'y a pas de rapport possible qu'il peut y avoir relation. Un rapport traduit une contiguïté, une compacité. Là où il y a rapport, il y a continuité, unité. Le sexe est au contraire le lieu d'une discontinuité, celle propre aux êtres humains. Elle est interne, inhérente à l'humanité (avec un petit h).
Quand vous coupez (quoique ce soit), que reste-t-il du passage de la lame ? la lame n'a laissé aucun autre troisième terme que le vide de la coupure elle-même. On peut dire les conséquences de la coupure, mais la coupure elle-même est impossible à signifier. Comme tout éprouvé, elle ne peut pas se dire elle-même. En voici une conséquence majeure : de la même façon que je ne peux pas dire ce qui me sépare du monde et pourtant me lie à lui, je ne peux pas dire ce qui me sépare de l'autre sexe et pourtant me lie à lui.
Par dessus le vide impossible à signifier, autour de l'impossible à dire de la coupure, vont donc s'établir des relations. Dont des relations sexuelles. Celles-ci peuvent du reste s'inscrire dans un ensemble de normes qui viendront achever de dissimuler cette impossible jonction, l'impossible rapport qui nous fait horreur. A l'endroit de ce rapport, la seule, radicale et énigmatique différence des sexes . Elle est un écart impossible à dire, qui nous est interne, et dont nous ne connaissons que les conséquences.
Elle est réelle.
Comme Freud l'a laissé dans une célèbre note manuscrite, "il n'y a pas de normes sexuelles, il n'y a que de normes sociales". Avec sa formule du "rapport qu'il n'y a pas" (qui arrive après 25 ans de travaux...), Lacan fait un pas de plus : il y a des normes sociales (qui peuvent s'écrire) parce qu'il ne peut pas y avoir de normes sexuelles (faute de pouvoir écrire le rapport entre les sexes). Ainsi des us.
L'impossible de ce rapport, c'est à dire le réel de la différence des sexes, fait horreur à l'idéologie néolibérale (expression ambiante du discours capitaliste) puisqu'il échappe totalement à la modélisation. Après la mort, la différence sexuelle semble être le nouveau Réel à contourner, le nouveau terrain d'expansion de "l'individualisme de masse" qui confond tout pourvu qu'il en soit satisfait.
"Denying is the new sexy."
Le réel de la jouissance
Certains des articles précédents sont passés par l'incomplétude du savoir, dans son acception analytique lacanienne. Un savoir s'éprouve, et on pourra donc se rappeler à l'impossibilité de dire l'éprouvé lui-même. Ce que nous avons jusqu'ici appelé "éprouvé" recouvre une partie de ce que Lacan a appelé "jouissance", notion qui polarise et oriente définitivement ses travaux à partir du séminaire Encore. Pour la cerner une première fois, il sera utile de repasser par l'uti et le frui de Saint Augustin, amenant l'usufruit, la jouissance juridique. Mais c'est en passant par Au delà du principe de plaisir (marquant le décisif tournant des années 20 chez Freud) qu'on pourra recevoir de Lacan une autre formule d'apparence lapidaire :
"La jouissance, ça commence à la chatouille et ça finit par la flambée d'essence"
Lacan - L'envers de la psychanalyse
(Sujet et jouissance sont deux notions - et deux visages du Réel - qui démarquent définitivement Lacan du structuralisme. Elles l'éloignent tout autant de la French Theory post-68 et de ses aventureux développements).

Au delà de l'usufruit satisfaisant d'une bonne machinerie à disposition, la jouissance se définit en effet avec Lacan comme un déplaisir paradoxal et recherché, un accroissement d'intensité. Sa recherche est elle-même jouissance. Le plaisir réside alors dans sa régulation, sa limitation, sa diminution.
Seulement voilà....
"la jouissance est interdite à qui parle comme tel"
Elle aussi irréductible à une séquence symbolique, inaccessible dans sa mythique totalité, elle s'éprouve partiellement, circule, passe entre les mots, ne se repère qu'à la trace qu'elle aura laissée, irrigue la parole qui à son tour la nourrit...bref, elle est consubstantielle à la Loi et pose problème à qui veut la saisir. Elle est faite d'un nouage, qui ne cesse pourtant de se dérober à son propre serrage.
Ce paradoxe est une autre expression du "rapport sexuel qu'il n'y a pas", une autre figure de la même impossibilité. Nous sommes là au plus près de ce que Lacan nomme le Réel. Au plus près, et non au coeur. Il n'y a pas de coeur du Réel. Il est l'"impossible à dire", la limite du symbolique. S'il n'y avait pas de symbolique, il n'y aurait pas de Réel. Il se manifeste, non sans effets, mais c'est par le Symbolique seulement qu'il s'appréhende, toujours après-coup. Nous voyons combien il se distingue de ce que j'aperçois "par la fenêtre de mon fantasme" et que j'appelle Réalité.
S'il semble crucial pour une société de réguler (!) la circulation des jouissances, il lui semble tout aussi crucial d'en montrer la limite. Ici, les normes et leur "réalité" prennent ces deux mandants en charge : elles laissent croire à une dimension collective de la jouissance à laquelle elles signifient une limite ....qui fait écran à la limite réelle des êtres parlants (qui leur fait horreur, et qui s'appelle castration).
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"Femme" et "homme" sont les deux uniques façons de répondre à cette énigme, celle du noeud de la jouissance, deux façons de faire avec ce Réel-là. Pour eux deux, il faut faire avec un "pas-là" (le phallus) qui, pourtant, noue la parole (le corps) au sens (comme a commencé de le déplier un article précédent).
Nous sommes loin des réductions anatomiques naturalisantes, plus loin encore des illusions d'un choix social imposé ou délibéré. Et pour cause, puisqu'il s'agit, chez Lacan comme chez Freud, de sexuation, non des sexualités. C'est moins croustillant, sûrement décevant....mais c'est bien ce qu'il faut entendre dans le résumé-choc freudien "tout est sexe". Il aura fallu le moment lacanien pour mettre son articulation au jour.
L'absence de rapport sexuel traduit donc, par la logique cette fois, l'irréductibilité de notre manque-à-être. Assujettis au signifiant et à sa discontinuité, colonisés par le langage, nous sommes toujours déjà coupés de notre être, nous, les "parlêtres". Nous ne nous correspondons pas à nous-même.
A cette castration - c'est le nom de cette inadéquation structurelle - "homme" et "femme" sont deux solutions en forme d'impasse.
"Quoiqu'on en dise", elles sont les deux seules pour qui parle. Chaque parlêtre (un sujet qui a un corps particulier et une histoire) en incarnera une déclinaison radicalement singulière dont aucune manipulation sémantique, aucun néologisme ne permet le choix : nous sommes conséquence de notre propre rencontre avec la discontinuité du monde. Ainsi du Réel.
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